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Littérature française - Page 6

  • L'oubli

    Modiano coffret.jpg« Je me demande si la nuit où la voiture m’a renversé, je ne venais pas d’accompagner Hélène Navachine à son train, gare du Nord. L’oubli finit par ronger des pans entiers de notre vie et, quelquefois, de toutes petites séquences intermédiaires. Et dans ce vieux film, les moisissures de la pellicule provoquent des sautes de temps et nous donnent l’impression que deux événements qui s’étaient produits à des mois d’intervalle ont eu lieu le même jour et qu’ils étaient même simultanés. Comment établir la moindre chronologie en voyant défiler ces images tronquées qui se chevauchent dans la plus grande confusion de notre mémoire, ou bien se succèdent tantôt lentes, tantôt saccadées, au milieu de trous noirs ? A la fin, la tête me tourne. »

    Patrick Modiano, Accident nocturne

     

  • Accident nocturne

    Depuis l’an 2000, un nouveau récit de Patrick Modiano paraît tous les deux ou trois ans. Comme La petite Bijou (2001), Accident nocturne (2003) raconte une quête, ici celle d’une femme rencontrée lors d’un accident. Le narrateur, pas encore majeur, traversait la place des Pyramides vers la Concorde quand une voiture surgie de l’ombre l’a renversé avant de buter contre une arcade de la place.

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    La femme qui conduisait est blessée au visage, lui a mal de la cheville au genou. Quelqu’un les fait entrer dans le hall d’un hôtel, où un « brun massif aux cheveux très courts » vient vers eux et les accompagne dans le car de police secours. Elle porte un manteau de fourrure, lui une canadienne sur laquelle il y a du sang – il n’a plus de chaussure au pied gauche. Aux urgences de l’Hôtel-Dieu, on leur demande leur nom. La femme s’appelle Jacqueline Beausergent.

    Odeur de l’éther, il perd connaissance. A son réveil dans une chambre où il est seul, une infirmière lui dit qu’il est à la clinique Mirabeau et qu’il doit « quitter les lieux ». On lui rapporte la chaussure qu’il avait perdue. Il boite un peu. A la réception, il apprend que sa note est réglée et on lui donne une enveloppe cachetée. Dans le hall, le « brun massif » lui tend une déclaration, le compte rendu de l’accident, il signe sans lire. Une fois dehors, il ouvre l’enveloppe : une liasse de billets de banque – il sera à l’abri du besoin pour un moment. La déclaration comporte l’adresse de Jacqueline Beausergent : square de l’Alboni.

    Il aimerait la retrouver, lui rendre cet argent. Même à son père, qu’il voyait rarement, il n’en a jamais demandé. A partir de là, il lui faut absolument la retrouver, convaincu qu’il l’avait déjà rencontrée « quelque part ». Lui habitait du côté de la porte d’Orléans, dont il se rappelle « des couleurs grises et noires ». Tant de choses le hantent : « Il s’agissait toujours de gens que j’avais croisés et à peine entrevus, et qui resteraient des énigmes pour moi. De lieux aussi… »

    « Le docteur Bouvière lui aussi aura été un visage fugitif ce cette époque. » Il avait pensé à lui quand on lui avait fait respirer de l’éther pour l’endormir. « Je fréquentais certains quartiers de Paris, à l’exemple d’un écrivain français surnommé le « spectateur nocturne ». La nuit, dans les rues, j’avais l’impression de vivre une seconde vie plus captivante que l’autre, ou, tout simplement, de la rêver. »

    C’est dans un café, puis dans un autre, qu’il avait vu Bouvière les premières fois. On l’appelait « Docteur », sans qu’il sache s’il était médecin ou portait un titre universitaire. Il était toujours entouré de jeunes gens qui « buvaient ses paroles », certains prenaient des notes. Parmi eux, une fille blonde semblait avoir avec lui plus d’intimité que les autres, quelqu’un lui avait dit son nom : « Geneviève Dalame ». Son père aussi lui donnait toujours rendez-vous dans des cafés. Les dernières fois, il avait observé son costume élimé, les boutons manquants au pardessus bleu marine, son allure de plus en plus « louche ».

    La plus intéressante à ses yeux, Hélène Navachine, « une brune aux yeux bleus », avait sur ses genoux un cahier de solfège. Il l’avait suivie dans le métro, ils avaient fait connaissance. Elle donnait des leçons de piano pour gagner sa vie, espérait entrer au Conservatoire. Ils avaient fini par se retrouver dans des chambres d’hôtel près de la gare de Lyon – elle ne pouvait l’inviter dans l’appartement où elle vivait avec sa mère. « Tout se confond dans ma mémoire pour la période qui a précédé l’accident. »

    Quant à Jacqueline Beausergent, un nom qu’il a déjà entendu dans le passé, n’ayant trouvé son numéro de téléphone ni dans l’Annuaire ni par les Renseignements, il se décide à flâner près du square d’Alboni, où il espère apercevoir un jour la Fiat couleur vert d’eau de l’accident. Mais ce qu’on cherche, on le trouve parfois par hasard, ailleurs. Et c’est alors que soudain on ne se sent plus « seul au monde ».

    Accident nocturne suit Dora Bruder (1997) dans Romans (Quarto). « Comme toujours chez Modiano, l’espace construit un récit où les rues sont autant de points de repère, de jalons vitaux pour la fiction. La précision topographique sert à mettre en branle l’imagination, à permettre à la mémoire de rôder dans ces territoires flous dont l’écrivain s’est fait l’arpenteur somnambule. Cette recherche d’une inconnue où il s’engage avec quelque naïveté, son narrateur l’explique par le sentiment qu’il a eu très tôt de n’être « issu de rien ». A une enquête sur la jeunesse, il a répondu qu’il n’a connu « aucune structure familiale », et qu’il garde une image « nébuleuse » de son père et de sa mère. » (Isabelle Martin, Le Temps)

  • Une ombre

    chalandon,l'enragé,roman,littérature française,colonie pénitentiaire,belle-ile-en-mer,révolte,injustice,évasion« Tout à l’heure, je rêvais de terre, maintenant j’espérais la mer. Je ne voulais pas être arrêté. Je devais rester libre et j’allais tuer pour cela. Tuer pour de vrai, hisser les voiles pour de vrai, naviguer pour de vrai, m’échapper vraiment. J’ai tremblé. De froid, de peur, de fatigue. Les deux coques se sont heurtées. J’ai fermé les yeux. Je ne voulais pas voir son visage. Je devrais le poignarder dans le dos. Que jamais son regard ne hante le mien. C’était seulement une silhouette dans le noir, une voix, une lanterne douce à la proue d’un canot. Je n’allais pas tuer un homme, j’allais pousser un inconnu à l’eau. Quelqu’un sans identité, sans famille, sans histoire. Il ne crierait pas, ne pleurerait pas. Aucun râle, pas même un souffle. Seulement une ombre frappée dans le dos et jetée aux vagues.
    J’ai ouvert les yeux. J’ai crié. L’immense marin était penché au-dessus de moi, jambes écartées. Une ombre sans visage. Il tenait son aviron à deux mains. Il m’a frappé sans un mot. Un coup de manche dans le thorax, un autre sur mon épaule, j’ai lâché le couteau. Il l’a vu. Brusque mouvement de moulinet. Il a retourné la rame et plaqué sa pale sur ma gorge.
    - Tu bouges, tu es mort. »

    Sorj Chalandon, L’Enragé

  • L'évadé de Belle-Ile

    En lisant L’Enragé de Sorj Chalandon (2023), qui raconte la vie des « colons », les mineurs de la Colonie pénitentiaire de Haute-Bologne (Belle-Ile-en-mer) et leur révolte en août 1934, j’ai tout de suite repensé au récit d’Héloïse Guay de Bellissen, Crions, c’est le jour du fracas (2021), sur le drame de 1866 dans un pénitencier pour mineurs de l’île du Levant, en face d’Hyères. Même isolement, mêmes mauvais traitements, même exploitation, même révolte.

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    Ici, le narrateur est surnommé « La Teigne », « nom de guerre » qu’il revendique pour exprimer sa rage. Quand elle le prend, Jules Bonneau rêve de violence, se déchaîne en imagination contre le surveillant ou le gardien qui s’en est pris à lui. Certains gamins ont déjà essayé de s’évader, en vain : « Les récifs, les courants, les tempêtes. On ne s’évade pas d’une île. »

    Les « cogneurs en uniformes » prétendent les « ramener au bien » par les coups, les insultes, les mauvais traitements, les punitions. Dans cette Colonie, on veut faire d’eux des matelots dans les ateliers « de timonerie, de voilerie, de corderie » ou des paysans. En 1932, Bonneau, depuis trois ans à la corderie, se retrouve à l’infirmerie le jour où on veut le transférer à la section agricole pour aider à la fenaison. Ni le docteur ni l’infirmière (« la Rousse ») ne le dénoncent. Quand elle lui demande si c’est vrai, comme a dit un gardien, qu’il lui arracherait les yeux, il répond « Avec plaisir » – « Bras d’honneur du mec sans répartie. […] Pour survivre ici, il faut être en granit. »

    Bonneau avait cinq ans quand sa mère est partie, son père l’a laissé chez ses parents. Là, on ne lui donnait que des restes, il avait faim toute la journée. A sept ans, il se fait prendre avec trois œufs volés dans un poulailler, reçoit juste un rappel à l’ordre. Il devient voleur, sans plus se faire prendre. A treize ans, amoureux d’une fille, il suit ses frères, seize et treize ans, « deux fauves ». Leur père chiffonnier et leur mère ravaudeuse ont été injustement accusés d’un vol de draps à l’atelier. Elle est morte en prison deux semaines après, lui est devenu fou.

    Confiés à un oncle, leurs enfants sont comme lui, pense Bonneau, et il suit les deux garçons qui vont mettre le feu à l’atelier pour venger l’injustice, sans y prendre part. Mais il s’allonge près d’eux quand ils sont arrêtés. D’où son envoi à la Colonie pénitentiaire le 16 mai 1927, sans rien, à part un ruban de soie grise de sa mère qu’il garde tout le temps sur lui. Le 20 mai, premier cachot, pour avoir cassé la figure d’un caïd qui s’en prenait à son matelas, à sa couverture, depuis son arrivée. Trente jours de privation pour se faire respecter.

    Le récit saute aux derniers jours d’août 1934, quand la révolte gronde à la Colonie. Bonneau, depuis des mois, lit les journaux grâce à un surveillant et cache dans son matelas des coupures de presse et un livre, Les Enfants de Caïn, où le journaliste Louis Roubaud dénonce la colonie, « véritable école du mal », un bagne.

    Avant le jour de la grande évasion, Bonneau a pris la défense d’un petit maltraité, Camille Loiseau, dorénavant sous sa protection. Quand l’émeute éclate, que le désordre gagne, certains retournent dans leurs cellules, d’autres dressent des échelles au pied du mur. Lui ne croit pas l’évasion possible, mais devant Loiseau qui arrive avec son baluchon, se décide à passer le mur tout de même. Où se cacher ?

    Loiseau propose d’aller chez les vieilles filles qui l’emploient, qu’il croit « bonnes », mais tout le monde, sur l’île, habitants et touristes, est maintenant à la « chasse aux enfants ». Vingt francs par tête. Les fermières le livrent aux gendarmes. Bonneau rejoint Port-Vihan, un endroit tranquille où Loiseau avait remarqué une chaloupe assez près du bord et parvient à s’y hisser dans la nuit.

    Cette fois, la chance est de son côté. Le marin qui y monte peu après, Ronan, le mate et l’avertit : dans un quart d’heure ses gars seront là. D’habitude ils sont cinq, mais le mousse est malade. Bonneau le remplacera, il le fera passer pour son neveu, au crâne rasé à cause des poux. Non seulement le patron de la Sainte-Sophie ne le dénonce pas, mais il va le ramener chez lui après la pêche.

    Tous les évadés ont été repris, sauf lui, « le 56e ». La femme de Ronan, c’est « la Rousse » ! L’infirmière s’appelle en réalité Sophie. En attendant que la situation se calme, qu’on oublie le mutin manquant, que quitter l’île redevienne possible pour lui, le couple va prendre soin de Jules, malgré lui. Jusqu’à quand ?

    Chalandon n’idéalise pas son héros, mais épouse sa révolte : « Je me suis glissé dans sa peau et c’est son histoire que je raconte. Celle d’un enfant battu qui me ressemble. La métamorphose d’un fauve né sans amour, d’un enragé, obligé de desserrer les poings pour saisir les mains tendues ». Il dépeint dans L’Enragé les effets de l’injustice et les dérives de la Colonie pénitentiaire où l’on dresse et exploite les pupilles de la justice plus qu’on ne les redresse. Inspiré d’événements réels, ce roman captivant défend et dénonce.

  • Le côté expérimental

    Nothomb merle noir.jpg« Le rossignol du Japon est un oiseau somptueux. Vêtu d’un kimono multicolore, il chante comme une diva. On se doute que je ne parvins pas à lui ressembler. Je tiens davantage du merle, de par la noirceur de mon plumage mais aussi le côté expérimental de mon chant. Singulier artiste que le merle, capable du meilleur comme du pire. Ce que j’apprécie chez lui, c’est qu’il n’est jamais satisfait et qu’il ne se fixe aucune limite. »

    Amélie Nothomb, Psychopompe

    Aussi en hommage au merle noir qui nous en-chante jour après jour (source de la photo)